• Géopolique/économie | Accord européen : Un saut fédéral par la dette ? – par Éric Juillot

     

     

    Source : Éric Juillot – Les-Crises

     

    L’accord du 21 juillet 2020 entre les chefs d’État et de gouvernement de l’UE a été unanimement salué dans les grands médias comme un événement majeur dans l’histoire de la construction européenne, un tournant susceptible d’en réorienter le cours et d’en changer la nature.

     

    Après des années de doute et de crise, les partisans de l’UE surinvestissent le résultat du sommet de leurs ambitions pour un temps retrouvées, et déversent sur l’opinion publique, par médias interposés, un flot de commentaires spécieux.

     

    Il n’est pas certain cependant, qu’il y ait matière à réjouissance dans le contenu de cet accord, même pour un chaud partisan de l’intégration européiste.

     

    Un triomphe par la dette

     

    Car le résultat de l’accord du 21 juillet sonne en effet, d’abord et avant tout, comme le triste rappel de l’échec catastrophique de l’UE, et notamment de la zone euro, en matière économique. Vingt-huit ans après le traité de Maastricht – qui porta sur les fonds baptismaux l’UEM (Union Economique et Monétaire) –, 18 ans après la création de l’euro, les États membres de l’UE se réjouissent de ce qu’ils parviennent enfin à s’endetter ensemble massivement.

     

    Faut-il rappeler qu’il ne s’agit pas là de leur ambition initiale, que l’UEM devait apporter prospérité et croissance à l’ensemble de l’Eurozone ? Si l’on avait dit aux électeurs de 1992 que, près de trente années plus tard, leur pays en serait réduit à saluer comme un immense succès le fait de s’endetter collectivement, le traité de Maastricht aurait sans doute été refusé.

     

    Certes, la crise sanitaire de la Covid-19 a durement éprouvé le continent, occasionnant une dépression économique d’ampleur. Mais, outre que le traitement de cette catastrophe économique incombe essentiellement aux États plus qu’à l’UE – avant comme après le sommet – il ne s’agit que d’un problème conjoncturel. L’habileté tactique du président français a consisté à profiter de cette conjoncture pour obtenir de ses partenaires de quoi dissimuler un peu l’ampleur du désastre structurel auquel l’euro a abouti en moins de deux décennies.

     

    Pourquoi, dans le cas contraire, l’Italie bénéficierait-elle de 100 milliards d’euro de « subventions » (sur les 390 évoqués dans l’accord) quand la France, aussi durement éprouvée économiquement par la crise sanitaire, doit se contenter de 40 milliards ? Ne faut-il pas y voir l’aveu implicite d’un échec, la situation économique d’une Italie corsetée dans l’euro s’étant dégradée bien avant l’irruption du virus [1].

     

    Emmanuel Macron a donc bien su jouer des circonstances pour obtenir une avancée dans l’intégration européenne après trois années d’agitations diplomatiques stériles. Il n’aurait pas pu obtenir ce résultat sans l’accord et le soutien de la chancelière allemande, qui a fini par accepter un début de mutualisation des dettes – sans grand rapport toutefois avec les ambitions initiales du président français [2].

     

    Cette victoire symbolique, indéniable au plan des principes, ne doit cependant rien à l’européisme et tout à l’intérêt bien compris de l’Allemagne. Elle est la grande gagnante de l’union monétaire, mais il lui faut, pour continuer à en profiter, solvabiliser un peu ses clients du Sud et calmer la défiance montante de l’opinion publique italienne à l’égard de l’UE [3].

     

    Les pays du Nord ont fait le même calcul, se contentant de céder le minimum indispensable à la perpétuation du système. Ils sont donc les grands gagnants de l’accord. Les pays du Sud européen, quant à eux, en sont aussi les bénéficiaires à court-terme, car ils ont obtenu quelques compensations financières à leur aliénation économique et monétaire.

     

    Faut-il s’en réjouir ? L’accord a ceci de désastreux qu’il confirme et conforte le statut périphérique de ces pays, de plus en plus dépendants financièrement d’un centre incarné par l’Allemagne et les petits États du Nord.

     

    Si l’on compare cette trajectoire de déclin et de soumission à celle de l’Italie des années 1980 et du début de la décennie suivante – c’est-à-dire avant qu’elle ne mette en œuvre la politique économique nécessaire à sa qualification pour l’euro, le contraste et si grand qu’il suffit à démontrer le caractère funeste du projet européiste [4].

     

    Ses partisans, aujourd’hui, semblent raisonner de la manière suivante : l’euro détruit certes méthodiquement l’économie des pays du Sud tandis qu’il profite au Nord, mais de cette divergence irrépressible naîtra nécessairement un bien, passé un certain stade, lorsque les pays du Nord accepteront – par idéal ou du fait de leur intérêt bien compris – une « union de transferts » financiers perpétuelle, dans le cadre de laquelle ils subventionneront massivement le Sud pour prix de son maintien artificiel dans l’Eurozone. Et ainsi, leur projet d’une ’UE fédérale pourra voir le jour…

     

    C’est dans cette étape finale que l’UE s’est engagée, pensent-ils, le 21 juillet dernier. D’où leur recours systématique à l’adjectif « historique » pour exprimer la portée de l’accord [5]. Le terme semble pourtant galvaudé, comme à l’accoutumé.

     

    Le seul résultat d’ampleur historique obtenu par l’euro depuis 2002, c’est le martyr de la Grèce au cours des années 2010, lorsque le Conseil européen a confié à la « troïka » de sinistre mémoire (BCE, commission européenne et FMI) la mission de maintenir à tout prix la Grèce dans la zone euro, en détruisant au passage son économie, faisant sombrer des millions de personnes dans la pauvreté.

     

    Le souvenir de ce désastre devrait rendre les partisans de l’UE prudents dans le choix des mots. Mais l’emballement idéologique fait facilement perdre pied, lorsqu’il permet de dissimuler l’échec du projet que l’on défend ou les calculs cyniques censés le sauver envers et contre tout.

     

    Quarante milliards !

     

    Quid de la France dans cet accord ? Elle en apparaît objectivement comme la grande perdante. Notre pays paie cher, financièrement comme politiquement, l’exaltation idéologique du chef de l’État.

     

    Jamais auparavant n’était apparu aussi nettement la capacité des « élites » françaises à nuire à leur pays : dans le cas présent, l’intérêt national n’a pas été ouvertement piétiné. La France est le seul pays en effet à n’obtenir aucune contrepartie véritable à ses engagements. Emmanuel Macron peut être fier de lui, il a fait acte de dévotion sacrificielle à l’Union Européenne ; aux Français maintenant d’en payer le prix.

     

    Ceux-ci n’auront pourtant droit, dans l’immédiat, qu’à une version biaisée de l’accord, la seule que l’Élysée autorise et que des médias complaisants transmettent sans réticence : « nous avons obtenus 40 milliards d’euros, et cet argent est gratuit« . C’est, en substance, la teneur du propos présidentiel au soir même de l’accord [6].

     

    Cet argent ne coûtera rien paraît-il aux Français puisqu’il sera intégralement remboursé par des taxes à l’échelle de l’UE dont la création est apparemment assurée à brève échéance. Outre que cette affirmation est très présomptueuse, elle n’est pas de nature à rassurer les contribuables : qu’ils payent à l’échelle française ou à celle de l’UE, qu’il paye directement ou indirectement (par répercussion, sur le prix des biens et des services, des taxes visant par exemple des multinationales), cela ne change rien à l’affaire : dans tous les cas, c’est bien sûr eux que pèseront les charges du remboursement avec intérêts des emprunts effectués.

     

    Mais il y a pire. Des commentateurs avisés ont décrypté, chacun à sa manière, le contenu de l’accord, avec toute la rigueur qu’autorisent ses zones d’ombre persistantes [7]. Il apparaît ainsi que la fiscalité européenne évoquée par le président français comme la solution miracle au financement indolore du plan de relance communautaire est à peine mentionnée dans le communiqué final. C’est une marotte de la France à laquelle ses partenaires sont pour un grand nombre opposés.

     

    Le président a également passé sous silence l’ampleur du remboursement supporté par la France qui devrait représenter environ deux fois ce qu’elle aura reçu. Il ne s’est pas attardé non plus sur l’augmentation du « rabais » dont profitent les pays d’Europe du Nord dans le cadre du financement du budget de l’UE, augmentation que la France prendra en partie à sa charge (à la différence de l’Allemagne), ni sur la baisse probable de 10% du budget alloué à la PAC pour la période 2021-2027 [8] (alors que la France est la première bénéficiaire de cette politique commune), ni – dernier exemple – sur le renoncement à son ambition à propos du Fonds européen de Défense, dont le budget se limitera à sept milliards d’euros quand la France, depuis des mois, ferraillait pour un Fonds à treize milliards [9].

     

    Si l’on résume donc : la France va obtenir de l’UE 40 milliards de « subventions » à un taux supérieur à celui qu’elle aurait obtenu en empruntant cette somme en son nom ; elle en remboursera le double, et devra par ailleurs augmenter significativement sa participation au budget de l’UE tout en en recevant des montants amoindris. Un résultat aussi calamiteux relève peut-être du prodige.

     

    L’exubérance irrationnelle du président français lorsqu’il s’agit de « l’Europe » coûtera à notre pays, directement et indirectement, plusieurs dizaines de milliards d’euros. Quand on songe qu’Emmanuel Macron voit dans cet accord l’aboutissement de l’ambition refondatrice qu’il avait formulée à l’occasion de son discours à la Sorbonne (septembre 2017), il faut se réjouir de n’y trouver qu’une part infime des intentions alors exprimées [10].

     

    Solidarité ! Répondra-t-on cependant, au nom d’un internationalisme affirmé. L’idée serait tout à fait défendable si ce fonds de relance était vraiment utile aux pays qui en bénéficieront. Outre que ce n’est pas le cas – montants insuffisants, absence de solution pour ces pays dans le cadre de l’UE –, il aurait mieux valu que chaque pays du Nord décide d’aider directement les pays du Sud, car cela eût été moins coûteux en termes de taux. Mais un tel choix était inconcevable : il fallait agir ensemble, collectivement, à l’échelle de l’UE, pour prouver sa prétendue utilité.

     

    Les chefs d’État et de gouvernement ont donc préféré ce montage baroque qui associe les méfaits traditionnels du néolibéralisme bruxellois à un technocratisme tout aussi typique de l’UE. Emmanuel Macron peut se flatter d’en avoir été la cheville ouvrière, il est l’incarnation parfaite de cette hybridation néfaste qui aboutit à un résultat aberrant au regard de la rationalité économique

     

    Il faudra s’en souvenir lorsque la « clause dérogatoire générale » – qui a suspendu en mars dernier les règles économiques ineptes de l’UE [11] – sera désactivée, et lorsque le gouvernement français instaurera, une fois le plan de relance terminé, un tour de vis budgétaire au nom de la « responsabilité » et pour « préserver du fardeau de la dette les générations futures », selon les formules usuellement employées.

     

    Quel fédéralisme ?

     

    Un mot tourne en boucle dans le concert de louanges médiatiques qui accompagne l’accord : fédéralisme. Le 21 juillet aurait vu l’UE changer de nature, l’accord débouchant sur une forme de fédéralisme enfin assumé. Le Monde l’affirme même sans ambages : « l’Union européenne est maintenant un État » [12].

     

    Non pas, précise l’auteur de l’article, « un super État » se substituant aux 27 États membres », mais un 28ème membre de l’Union agissant à leur côté. Il s’agirait là d’un superbe exemple de la « stimulante singularité » qui caractérise l’UE. Le propos, original, serait convaincant si l’auteur, tout à son enthousiasme, ne négligeait pas les bases de la science politique et de la connaissance historique, pour ne pas parler de la clarté conceptuelle.

     

    Car affirmer que l’UE est soudain devenue un État au motif que la commission européenne a obtenu des États membres le droit de s’endetter est un peu court : un telle affirmation ignore qu’il manque à l’UE l’essentiel des attributs régaliens d’un État authentique et que les États ne naissent qu’au terme de processus séculaires mobilisant une volonté politique à grande échelle et de grandes quantités de sang.

     

    Dire, par ailleurs, que ce nouvel État ne s’impose pas aux autres mais existe parallèlement à eux, dans une logique parfaitement horizontale, c’est oublier le fait que la commission européenne – c’est-à-dire l’instance supranationale de l’exécutif communautaire – s’est vu octroyer au fil des traités un pouvoir de contrôle et de sanction des États au titre du respect desdits traités, qu’elle ne vit que par et pour le respect de ces règles, par lesquelles elle est placée en surplomb des 27.

     

    Il s’agit là d’un proto fédéralisme, auquel l’accord du 21 juillet ne change rien, avec pour limite essentiel que la commission est d’une substance juridique plutôt que politique : elle tire son existence de la légalité issue des traités, à défaut de pouvoir se réclamer d’une légitimité authentique et spécifique.

     

    L’UE ne peut pas être un État, sauf à supposer l’abaissement et le renoncement préalable des États membres à l’essentiel de leur pouvoir, ce qui supposerait – il est nécessaire de le rappeler –, une adhésion populaire massive au projet communautaire, hors de portée hier comme aujourd’hui, pour la raison très simple que le peuple européen n’existe pas.

     

    A ce sujet, le fédéralisme dit « furtif », c’est-à-dire rampant et insidieux, défendu par les partisans de l’UE, est un déni de démocratie qui devrait les discréditer.

     

    Quant à la situation nouvelle créée par l’accord du 21 juillet, elle ne change rien à la nature de l’UE. Jusqu’à présent, certains États membres – les contributeurs nets – acceptaient de soutenir financièrement les autres avec leurs propres ressources financières ; ils le feront désormais, en plus mais temporairement, avec de l’argent qu’ils n’ont pas, mais qu’ils chargent la commission d’emprunter en leur nom.

     

    Cette dernière continue à jouer son rôle traditionnel, qui consiste à mettre en musique les décisions prises par le Conseil européen à l’unanimité – conformément au respect dû à la souveraineté de chacun de ses membres – et à s’assurer qu’elles sont respectées par tous. Le nouveau pouvoir qui lui est confié n’est qu’un pouvoir délégué, lié à la signature des États jugés les plus fiables par le marché, et temporaire, puisqu’il est censé cesser au plus tard en 2026.

     

    Un véritable glissement fédéral se produirait si les États acceptaient la création d’impôts européens en vue d’abonder le budget communautaire, renonçant ainsi au privilège fiscal par lequel ils se sont construits au profit d’une entité surplombante, dont les pouvoirs seraient accrus mais la légitimité toujours aussi faible. C’est l’étrange objectif que s’est fixé l’actuel président français prêt, par passion européiste, à abaisser la France au profit d’une chimère.

     

    Les chefs d’État et de gouvernement ont réussi, dans la douleur, à mettre en place un mince filet de sécurité financière destiné à contenir les forces centrifuges qui menacent le projet européiste dans son existence même. S’il est mis en œuvre – car il lui faut encore franchir l’étape des parlements nationaux – il est peu probable cependant qu’il suffise à contrer cette dynamique libératrice.

     

    Notes

    [1] Le PIB réel par habitant en 2018 est inférieur à celui de 2000 : http://www.oecd.org/fr/economie/etudes/Italie-2019-OCDE-etude-economique-synthese.pdf (voir graphique page 4).

    [2] https://www.les-crises.fr/emmanuel-macron-et-leurope-par-eric-juillot-3-4/

    [3] https://www.la-croix.com/Monde/Europe/LItalie-atteinte-virus-anti-europeen-2020-04-21-1201090399

    [4] https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/italie-comment-decimer-un-pays-en-moins-de-20-ans-824432.html

    [5] https://www.lesechos.fr/monde/europe/plan-de-relance-europeen-macron-et-merkel-arrachent-un-accord-historique-mais-rabote-1225056

    [6] www.lemonde.fr/international/article/2020/07/21/ce-n-est-pas-le-contribuable-francais-qui-paiera-l-accord-europeen-assure-emmanuel-macron_6046869_3210.html

    [7] https://fr.sputniknews.com/points_de_vue/202007211044136277-jacques-sapir-une-europe-en-decomposition/
    https://frontpopulaire.fr/o/Content/co149794/conseil-europeen-accord-historique-ou-la-france-pigeon-de-l-ue
    https://xn--dcodages-b1a.com/2020/07/24/les-a-cotes-du-plan-qui-meritent-detre-releves/#more-109965

    [8] https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/07/22/les-agriculteurs-francais-satisfaits-du-futur-budget-de-la-politique-agricole-commune_6046934_3234.html

    [9] http://www.opex360.com/2020/07/21/lunion-europeenne-divise-par-deux-ses-ambitions-en-matiere-de-defense-et-dautonomie-strategique/

    [10] https://www.les-crises.fr/emmanuel-macron-et-leurope-par-eric-juillot-1-4/ – https://www.les-crises.fr/emmanuel-macron-et-leurope-par-eric-juillot-2-4/

    [11] https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2020/03/23/statement-of-eu-ministers-of-finance-on-the-stability-and-growth-pact-in-light-of-the-covid-19-crisis/

    [12] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/07/22/sylvain-kahn-l-union-europeenne-est-maintenant-un-etat_6046896_3232.html

     

    Source : Éric Juillot – Les-Crises


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